Poussières d'étoile - Partie II

Publié le par Dragoun Lou

Poussières d'étoile
Partie II

 

II

 

Interdit, Gabriel se répétait en boucle la sentence de Duncan. Les mots s’entrechoquaient,  se superposaient, dans une litanie infernale.  « Payer » et « cher » ressortaient du lot, annonciateur de mauvais augures. 

Et cette tenaille qui le brulait.

D’un geste brusque, il parvint à se dégager de sa poigne. Il se massa l’avant-bras pour effacer les marques rouges laissées par l’étau de ses doigts. Un fourmillement désagréable irradiait dans toute sa main.

Si l’avocat voulait le mater d’entrée de jeu, avec son charisme et ses menaces, il admettait que c’était très réussi. La peur s’infiltrait en lui par vagues successives, irrépressibles, comme leur histoire qui ressurgissait du passé.

****

13 ans plus tôt.

Gabriel, 15 ans, entrait en seconde. Le collège et le lycée se partageant les mêmes murs, il changeait de statut sans quitter les lieux qu’il squattait depuis sa sixième. Ils étaient nombreux à se suivre ainsi au fil des classes.

Chaque rentrée apportait son lot de sang neuf. Pas que ça l’intéressait, il n’irait pas vers les petits nouveaux pour les aider à se familiariser aux us et coutumes de ce bahut de rupins. S’il avait remarqué Duncan, c’était parce que tous les matins, lors de l’appel, son nom venait juste après le sien.

« Norris ?
— Ici. 
— Pritchett ?
— Là. »

Et la journée pouvait démarrer.

Gabriel était un élève discret, catalogué comme asocial car difficilement abordable. Son attitude placide rebutait. Il était surnommé le hérisson. Mignon quand on le regardait de loin mais dés qu’on tentait de s’en approcher, il se repliait sur lui-même n’hésitant pas à envoyer quelques piques pour avoir la paix. Les rares à le côtoyer n’échangeaient avec lui que d’affligeantes banalités.

Il se débrouillait pour être toujours collé à la fenêtre quelle que soit la salle de cours. Il se perdait souvent dans la contemplation du dehors, lui valant de fréquents rappels à l’ordre.

 « Tout n’est que poussières d’étoile. »

Cette phrase énigmatique l’avait sorti de sa rêverie. Un gringalet aux cheveux en pétard, osait s’adresser à lui.

« Quoi ? »

Son ton bourru fit reculer l’importun d’un pas. Cependant cela n’eut pas l’air de le décourager puisqu’il continua sur sa lancée.

« J’ai remarqué que t’avais tout le temps la tête dans les nuages.
— Ouais, et alors ?
—Tout n’est que poussières…
— Si tu le dis. T’es qui d’abord ? le coupa-t-il sèchement. 
— Un trimestre qu’on est dans la même classe, et tu me remets toujours pas ? répliqua l’adolescent manifestement plus surpris que vexé.
— T’es moins con que t’en as l’air, le nain, railla Gabriel. T’as même tout pigé.
— On m’avait prévenu que t’étais un connard. Ils avaient raison. T’en as pas marre d’être toujours tout seul ?
— Tu sais pas ? Mieux vaut être seul que mal accompagné lui rétorqua-t-il, espérant qu’il laisserait enfin tomber.
— C’est ton jour de chance, je suis d’excellente compagnie. »

Duncan avait dit ça avec un petit sourire qui creusaient des fossettes sur ses joues, lui donnant une apparence encore bien juvénile. Ce sourire franc était très communicatif, Gabriel étira ses lèvres de concert presque malgré lui. Il se ressaisit et allait répondre une nouvelle gentillesse quand la prof annonça la fin de la pause.

« Oh ! Pour info, moi, c’est Duncan, Duncan Pritchett. »

Puis il retourna à sa chaise sans plus de cérémonie.  

Après cela, le nabot était revenu à la charge, lui parlant de tout et de n’importe quoi : la météo, les interros, du prof de math qui avait dû prendre dix kilos depuis le début de l’année… Il ne le forçait jamais à participer. Plus surprenant encore, il passait outre ses mots blessants, les déchiffrant avec une aisance troublante. 

Bien qu’il ne comprenne pas pourquoi il s’intéressait à lui, Gabriel s’attachait à ce curieux personnage qui avait cette facilité à se faire des amis. En quelques mois, il s’était mieux intégré que lui qui était là depuis des lustres. Il n’en était pas jaloux, juste admiratif.

Peu à peu, il cessa de seulement l’écouter. Il initiait même quelques conversations, ne se cachant plus derrière son barrage d’insultes. Les sujets s’étaient élargis, reléguant l’école en arrière-plan. D’être tous les deux enfants uniques et orphelins de mère les avaient aidés dans cet apprivoisement mutuel.

Duncan était féru d’astronomie. Son expression fétiche venait de là et il ne se privait pas de l’arranger à toutes les sauces.

Tout n’est que poussières d’étoile. 

Regrettant d’être né un siècle trop tôt, il se serait bien vu dans la peau du premier homme à crapahuter sur Mars la Rouge. Pour prolonger ce rêve, ils avaient réfléchi à une formule aussi percutante que la fameuse phrase qu’avait prononcée Armstrong en sautillant sur la lune. « Mars foulée, l’homme ne marche plus, il court », mais ils reconnaissaient volontiers que cela sonnait nettement moins bien qu’ « un petit pas pour l’homme, un bond de géant pour l’Humanité ».

Ensemble, ils allaient fréquemment au planétarium. Les yeux rivés sur de lointaines constellations, ils refaisaient le monde.

De son côté, Gabriel lui avait révélé, un peu malgré lui, son jardin secret.

Il se réservait la pause entre midi et deux pour entrer en douce sur le chantier voisin du lycée. Faute de trésorerie, les travaux avaient cessé dans l’attente d’un repreneur. Profitant de cet abandon, il s’installait dans la partie du terrain laissé en friche pour y engloutir en dix minutes son sandwich. Le reste du temps, il sortait son cahier à dessin et crayonnait ce qu’il observait.

Ses œuvres montraient l’évolution de ce petit coin de terre. Le tas de sable abandonné s’amenuisait sous les aléas des éléments. En contrepartie, le vent et la pluie lui avaient donné des graines. En germant sur sa surface, la végétation lui offrait protection en le retenant entre ses racines. Du premier croquis aride et nu comme le Sahara, il reproduisait à présent une petite bute couverte de verdure.

Il se lançait des défis en s’obligeant à aller toujours plus dans le détail. Il était aussi rigoureux lorsque sous sa mine, apparaissaient lentement des héros et des monstres échappés de son imagination. Un jour, sa concentration fut troublée par un cri. Il en lâcha feuilles et crayons pour aller à la source du bruit.

« Mais qu’est-ce tu fiches ici ? s’exclama-t-il, en découvrant l’intrus.
— Je t’ai suivi. J’voulais savoir où t’allais tous les midis, lui avoua son ami. »

Durant sa filature, Duncan était lourdement tombé sur les fesses après avoir dérapé sur une planche instable.

« A ton avis ! Si je t’en ai pas parlé, c’est que je voulais garder ça pour moi, répliqua froidement Gabriel qui commençait à s’énerver. »

Il n’appréciait pas qu’on lui force ainsi la main.

« Désolé, bredouilla Duncan, navré de s’être imposé encore une fois. Aïe !
— Qu’est-ce que t’as ? Tu t’es fait mal ! s’inquiéta immédiatement l’autre, se précipitant pour l’aider à se relever.
— Merde, je crois que je me suis tordu la cheville, se plaignit le petit brun.
— Non mais quel con ! Un vrai boulet, dit Gabriel fataliste. »

Il s’en voulait un peu de l’avoir rembarré. Vieux réflexes. Il le soutint en l’escortant dans son repaire.

Duncan ôta sa chaussure et malaxa ses muscles endoloris. La chaleur du frottement atténua progressivement la douleur.-  Ce n’était qu’un bobo sans gravité. - Il reporta alors son attention sur Gab’ et fut étonné de ce qu’il découvrit. Jamais, il ne se serait douté qu’il puisse s’immerger à ce point dans quelque chose, le dessin par-dessus le marché. Et pourtant.

Discrètement, il jeta un œil à son esquisse. Magnifique.

Sentant le poids de son regard et de sa curiosité, Gabriel s’arrêta et lui tendit son carnet, un brin nerveux. Le silence traînant en longueur, la gêne de l’artiste augmenta. C’était la première fois qu’il montrait ce qu’il faisait, il réalisa que l’avis de Duncan comptait énormément pour lui.

« Qu’est-ce t’en penses ? se risqua-t-il à demander. Sois honnête surtout, ne dis pas que c’est beau pour pas me vexer. 
— Eh oh ! Tu me connais, le rassura-t-il, en souriant. Je dis toujours ce que je pense comme toi. A la différence que moi, j’ai nettement plus de tact.
— Alors ? le poussa-t-il de plus en plus anxieux quant au verdict.
— J’ai le regret de te dire que tu as un putain de don, lui affirma Duncan, sincère. Plus que de savoir dessiner, tu sais regarder poursuivit-il, choisissant soigneusement ses mots pour donner plus de poids à ses propos. J’suis sur le cul.
— Sans rire ?
— Je suis sérieux. Je t’assure, persista-t-il voyant que Gabriel doutait encore.
— Merci. »

Duncan se replongea dans le carnet, admirant la finesse de son trait et son souci de perfection.

« Juste une question, pourquoi y’a pas de couleur ?
— Je sais pas, avoua un peu gauchement Gabriel. En fait si je sais, mais je sais pas comment te l’expliquer...
— Essaye avec une phrase type : sujet/verbe/complément. Il s’esclaffa.
— Très drôle. Disons que je vais par étape. Quand je maitriserai bien le dessin, j’y ajouterai de la couleur. 
— Tu t’en sors déjà vachement bien. N’empêche, j’suis content de te voir et de t’entendre parler comme ça.
— Hein ?
— Bah voui, tu verrais ta tête en ce moment que tu te reconnaitrais pas. T’as les yeux qui brillent. Et sans ton masque de Mister Freeze, tu es presque aussi sexy que moi.
— Arrête avec tes conneries répliqua-t-il, mal à l’aise. »

Ils entraient dans l’âge des premiers flirts et sur ce plan là, Gabriel n’allait pas aussi vite que Duncan. Il détournait généralement la conversation quand ils abordaient le sujet ou la tuait d’une remarque bien sentie.
  
« Cherche plus mec, le dessin c’est ton truc, continua Duncan. Y’a la réunion d’orientation la semaine prochaine, tu devrais voir ce que ça donne de côté-là.
— Tu y penses déjà à ton avenir ? demanda-t-il, surpris par la direction que prenait leur discussion.
— Et comment ! j’suis pas assez calé en physique et en math, alors l’astronomie restera ma passion. Le droit me tente bien ou la compta. J’suis presque décidé pour le droit, lui confia-t-il.
— Juge Pritchett, ça en jette.
— Peut-être mais je préfère le titre plus ronflant de maître. Je me bidonne trop à regarder Cas de divorce * ou Perry Masson**. Et puis avocat, ça chiffre au niveau des honoraires. »

Leur bavardage se poursuivit avec la même intensité. Au moment de ranger, Duncan lui demanda s’il pouvait venir ici avec lui, s’empressant d’ajouter de temps en temps. Il savait qu’il avait besoin de cette solitude. L’autre accepta. Et d’amis, ils étaient devenus meilleurs amis.

Quand il ne l’accompagnait pas, Gabriel avait pris l’habitude de lui passer son cahier pour qu’il regarde ses dernières créations. Dès qu’il le récupérait, il s’empressait de lire les annotations que Dun’ glissait dans un coin laissé libre pour lui.

Il s’était aussi renseigné sur les écoles d’art et les débouchés qu’elles offraient. Rien ne l’inspirait réellement mais il continuait à prospecter, une piste de plus à suivre.

Alors qu’il retournait sur le chantier pour se vider la tête après une session de bac blanc, il eut la désagréable surprise de voir que Duncan y était déjà. Il avait eu le culot d’emmener du monde avec lui. Il eut envie de faire demi-tour, mais déjà on l’interpellait.

« Salut Gabi ! claironna la première fille.
— Salut le Hérisson ! enchaîna la seconde, dans un timbre suraigu qui lui fit le même effet qu’une craie crissant sur un tableau noir. Un grincement strident à la limite du supportable. »

Laura et Isabelle, les pires pimbêches qui soient. Cette dernière l’avait en plus appelé Gabi, diminutif qu’il haïssait. Sa colère devait se lire sur son visage, un silence tendu les engloba tous les quatre.

Duncan crut bon d’alléger l’atmosphère.

« Vous en faites pas, il mord pas. »

Les gloussements de ses invitées lui prouvèrent qu’il avait bien fait. Trop content d’avoir su capter l’attention de la brunette pour qui il avait un sacré béguin, il ne se rendit pas compte qu’il se moquait de son copain. Il paradait comme un jeune coq pour impressionner encore plus sa belle. Ladite brunette le suivit, consciente de la manœuvre.

« Et vous venez souvent ici ? minauda-t-elle. C’est chouette comme planque.
— Presque tous les jours, s’empressa de préciser l’apprenti séducteur.
— Mais vous faites quoi ?
— Curieuse avec ça. Je regarde les étoiles lui révéla-t-il, fièrement.
— En plein jour, faut arrêter la fumette, Pritchett ?
— La lumière du soleil les occulte mais elles sont toujours là. J’essaye de les visualiser à leur emplacement exact s’expliqua-t-il, embrassant le ciel comme s’il lui appartenait. Si tu me crois pas, vas-y, pose moi une colle.
— Très bien, réfléchit-elle, prise au jeu. Où est l’étoile du berger ? »

Il s’approcha de la jeune fille pour se coller délicatement à elle. Il lui prit alors la main et la souleva vers l’immensité azur pour lui en désigner une zone. Laura, rougissante, leva les yeux suivant le guide. Il enjoliva le tout avec un petit discours qu’il espérait percutant.

« L’étoile du berger n’est pas une étoile mais la planète Venus. C’est un vrai phare céleste, la première à briller à la tombée de la nuit et la dernière à s’effacer à l’aube. A la campagne, ces heures là coïncidaient avec la conduite du troupeau aux pâturages et à son retour à l’étable. Son nom vient de là. 
— Et on peut voir d’autres planètes rien qu’à l’œil nu, demanda-t-elle, ne cherchant pas à se dégager de cette étreinte.
— Oui, lui répondit-il d’une voix rendue plus rauque par leur proximité. Mars, Jupiter et même Saturne. De l’astéroïde grossier au soleil le plus éclatant, tout n’est que poussières d’étoile. »

Son plan drague marchait du feu de Dieu, Laura était sous le charme.

Il fallait qu’il la sorte celle-là. Poussières d’étoile mon cul !
s’insurgea intérieurement Gabriel, ulcéré par son attitude.

Isabelle, ne voulant pas être en reste et leur tenir la chandelle, reporta son attention sur le Hérisson.

« Et toi ? Qu’est-ce tu fabriques ici ? voulut-elle savoir, tout dans son attitude indiquait qu’il s’agissait là, d’une question purement rhétorique.
— Ca te regarde pas, cracha-t-il.» 

Bien décidé à écourter au maximum cette entrevue non désirée, il espérait - comme d’habitude - qu’en ce montrant odieux, il aurait vite le champ libre.

« Allez Gab’, fais pas ton timide.»

Duncan le traita mentalement d’idiot, il allait tout faire capoter. Il lui arrangeait le coup avec la blonde et il en profitait même pas. Il décida de limiter la casse en sortant de son propre sac : le carnet. Il le passa aux filles en le mettant bien en avant, l’exhibant presque.

« Monsieur Norris, ici présent, est en fait un artiste de grand talent. »

Elles eurent la même réaction que lui en découvrant ses œuvres, s’arrêtant plus longuement sur certains des tableaux.

Pour Gabriel, ce fut la fameuse goutte d’eau de trop.  

* Cas de divorce est une série télévisée française diffusée à partir de 1991. Elle met en scène un tribunal spécialisé dans les affaires de divorce.

** Perry Masson est une série télévisée américaine (26 épisodes de 90 minutes) diffusée en France à partir de 1989. Elle relate les affaires que traite le plus célèbre avocat de la défense de Los Angeles: Perry Masson.


Dragoun Lou

Chapitre paru:
Poussières d'étoile - Partie I  

Publié dans Poussières d'étoile

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G
<br /> <br /> bah didonc, il a pas été trés cool sur ce coup le duncan....<br /> <br /> <br /> je me demande ce que gabriel va faire ,il a l'air fumace sur la fin.<br /> <br /> <br /> interessant ce début, j'ai hâte d'avoir la suite<br /> <br /> <br /> <br />
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D
<br /> <br /> Kikoo Gaïa<br /> <br /> Je veins de poster le chapitre 3, tu comprendras mieux pourquoi Duncan en veut autant à Gabriel.<br /> <br /> J'espère que cette suite te plaira autant.<br /> <br /> D.L.<br /> <br /> <br /> <br />